The Rise of Chance in Evolutionary Theory

Guide de l'enseignant·e : étude des malentendus sur l'évolution à travers l'histoire de la biologie

Table of Contents

Introduction

Nos étudiant·e·s arrivent souvent en cours la tête pleine de diverses erreurs assez élémentaires sur la théorie de l’évolution, issues de la culture populaire ou des retombées de la guerre entre science et religion. Dissiper ces malentendus est parfois difficile et risque de leur donner l’impression d’un échec, de n’avoir pas compris quelque chose d’évident.

Pourtant, en nous penchant sur l’histoire de la biologie, nous découvrons que bien des erreurs formulées par ce public étudiant recoupent celles qui ont caractérisé la période de l’introduction par Darwin de la notion d’évolution. Pour dire les choses simplement, l’idée d’évolution est difficile à maîtriser : les erreurs de nos étudiant·e·s, loin d’être idiotes, sont exactement celles où tombent des scientifiques professionnel·le·s en exercice. Mon objectif ici est de vous fournir quelques supports prêts à l’emploi vous permettant d’intégrer à votre enseignement des exemples de ces erreurs, accompagnés d’extraits pertinents des textes sources.

J’ai conçu cette série de cours pour traiter cinq de ces malentendus à partir d’épisodes historiques réels, en apportant à la fois des connaissances sur la théorie de l’évolution et du contexte historique et en abordant des questionnements sur la nature de la science, angle à l’importance croissante dans la pédagogie actuelle des sciences. Chaque cours suit schématiquement le format adopté par Douglas Allchin dans Teaching the Nature of Science: Perspectives & Resources, magistral exposé des éclairages que les contenus d’histoire et de philosophie des sciences peuvent fournir dans l’éducation sur la nature des sciences.

Ces cours traiteront des conceptions erronées suivantes :

Dans les leçons qui suivent, vous trouverez de courts exposés historiques contenant des illustrations et des suggestions de lecture. Ils sont ponctués de points réflexion sous forme de questions, pensés pour encourager l’approfondissement de sujets liés à la nature des sciences. Les cours se concluent par une question de réflexion explicitement liée à une problématique de nature des sciences, afin d’encourager la discussion directe sur des sujets majeurs de ce champ pédagogique. Le corps de ce guide à l’intention des enseignant·e·s décrit brièvement chaque point réflexion pour apporter des éléments permettant d’alimenter les discussions des étudiant·e·s.

Selon la description d’Allchin :

Allchin (2013)

Le but premier des points « RÉFLEXION » est de développer chez les étudiants des compétences de raisonnement scientifique et de les faire réfléchir directement à la nature des sciences. Les questions sont du type question ouverte. Les commentaires, uniquement indicatifs, visent à donner une idée du spectre de réponses possibles. Souvent, les éclairages historiques pourront servir de référence (à discuter une fois le travail personnel des étudiants accompli). Cependant, l’histoire ne constitue en aucun cas l’unique réponse correcte. Par conséquent, l’enseignant souhaitera éviter de semer des indices évidents, d’orienter les réponses ou de donner à entendre qu’une réponse en particulier est attendue ou considérée comme plus correcte. Nous le redisons, l’étude de cas doit illustrer le processus partiellement aveugle de la science en train de se faire. Pour contribuer au développement des capacités de réflexion des étudiants, l’enseignant gagne à encourager (et à récompenser) les réponses réfléchies, le raisonnement bien construit et le dialogue respectueux entre étudiants aux opinions ou aux points de vue divergents.

La démarche de questionnement chez l’étudiant conduit souvent à des demandes d’informations supplémentaires ; l’enseignant armé d’une connaissance approfondie du sujet sera mieux en mesure d’accompagner cette démarche. Les ressources complémentaires ci-dessous répondent à ces nécessités pédagogiques tout en laissant la possibilité d’élargir la discussion, une fois que les étudiants ont trouvé des solutions qu’ils considèrent comme bonnes aux problèmes soulevés dans le texte.

Enfin, il convient d’ajouter que ces contenus rentrent dans le cadre d’un projet qui a vu également la publication d’un livre, The Rise of Chance in Evolutionary Theory: A Pompous Parade of Arithmetic. Cette monographie détaillée ciblait plus précisément l’élaboration des méthodes statistiques et des concepts de hasard dans la théorie de l’évolution. Elle est susceptible d’être utile surtout pour le cours no 5.

1. Charles Darwin et la « perfection » des organismes

RÉFLEXION 1 : évolution et controverse, contexte de société

Pourquoi l’opinion selon laquelle les espèces ont évolué au cours du temps était-elle aussi controversée, inhabituelle ou problématique ? D’après vous, quels types de visions scientifique, religieuse, sociale ou culturelle cette opinion peut-elle menacer ?

Cette question de mise en route ne devrait pas surprendre les étudiant·e·s, sans doute au courant que la théorie de l’évolution fait polémique depuis son introduction. Il est probable que des réponses feront le lien avec la religion. La difficulté est d’amener les étudiant·e·s à penser en termes historiques sur les raisons qui pouvaient rendre le sujet polémique à l’époque de Darwin.

On pourra par exemple discuter de l’état des sciences de la vie au milieu du dix-neuvième siècle (le phénomène d’extinction avait été découvert depuis peu, la biologie cellulaire en était à ses tout débuts et la biologie moléculaire n’existait pas), réfléchir aux conceptions culturelles d’un monde « ordonné » ou « parfait », explorer les structures sociales sous-tendant le colonialisme et une pratique répandue de l’esclavage, etc. En bref, l’objectif est d’amener les étudiant·e·s à aborder l’élaboration de la science comme un acte historique ancré dans une situation sociale et culturelle donnée.

RÉFLEXION 2 : racisme, évolution et responsabilité sociale

Pourquoi cette théorie ancienne est-elle si facilement compatible avec une vision raciste du monde ? Comment détecter d’autres cas de théories racistes en science ? Plus généralement, quelles obligations ont les scientifiques de s’assurer que leurs théories ne sont pas instrumentalisées au service de scénarios sociaux dangereux ?

Ici, le premier niveau de questionnement est empirique : les étudiant·e·s devraient voir assez vite qu’on peut faire glisser facilement toute théorie qui classe l’ensemble des organismes terrestres sur une même échelle de valeur vers une théorie qui assigne des valeurs différentes à certains êtres humains. La suite du questionnement est plus intéressante : quelles stratégies peut-on mettre en place pour dépister l’influence d’opinions racistes sur la science ? Ici, il peut être utile d’aborder la nécessité de cultiver la diversité dans la communauté scientifique, non seulement pour des raisons d’équité vis à vis des groupes exclus par la discrimination mais, surtout, dans le but d’incorporer les points de vue de ces groupes à la pratique des sciences, de manière que la communauté scientifique dans son ensemble ait de meilleures chances de détecter l’influence des préjugés sur ses théories.

Enfin, la dernière question porte sur la responsabilité plus large des scientifiques à l’égard de la société. Bien qu’il existe des recommandations, par exemple dans les codes de déontologie adoptés par les ordres et associations professionnelles scientifiques, on est étonnamment loin de l’unanimité sur les devoirs des scientifiques vis à vis de la société dans son ensemble.

Pour quels types de conséquences doit-on attendre que les scientifiques sachent anticiper les implications de leurs recherches ? Au-delà de quelle limite les éventuelles conséquences éthiques impliquent-elles qu’un angle de recherche ne devrait pas être exploré ? Quelle est la valeur éthique de la « liberté scientifique » et comment garantir un équilibre avec les risques d’effets négatifs, sur d’autres groupes de personnes, des résultats de recherche ? Ces questions sont trop vastes pour être résolues en une seule discussion mais tout travail scientifique repose, au moins implicitement, sur la formulation de réponses à des questions comme celles-ci.

RÉFLEXION 3 : alternatives d’explication, concevoir des expériences

À l’époque de Darwin, il y avait deux manières de concevoir la différence entre êtres humains et bactéries : une qui décrivait les êtres humains comme « supérieurs » aux bactéries, à cause de leur apparente complexité, et l’autre décrivant êtres humains et bactéries comme ayant évolué pendant la même durée, peut-être à des vitesses différentes (les humains ayant évolué plus vite).

Pensez-vous qu’il s’agisse uniquement d’une différence conceptuelle ou qu’il serait possible de collecter des données ou d’effectuer des expériences permettant de trancher entre ces deux explications ? S’il est possible de trancher, à quoi ressembleraient ces données ou ces expériences ? Plus généralement, comment aborder la relation en science entre changements conceptuels et expérimentation ?

À ce stade, face à ces deux explications différentes du « progrès » apparemment présent dans l’évolution, il devrait être possible de tenter une évaluation choisissant une des deux  comme plus satisfaisante et plus compatible avec les données à disposition. La communauté scientifique de l’époque était très partagée sur la question.

La question sous-jacente ici concerne la conception des expériences et les relations entre hypothèses et données. Comment construire un modèle expérimental qui teste la différence entre ces deux hypothèses ? On pourrait examiner les traits communs aux humains et aux bactéries, qu’ils soient cellulaires ou génétiques. On pourrait tenter de définir avec plus de rigueur ce qu’est la « complexité » pour mieux comprendre ce qu’on essayait en fait de comparer entre les humains et les bactéries. On pourrait aussi étudier les vitesses d’évolution entre différentes lignées pour voir s’il existe une base à l’hypothèse selon laquelle les humains évolueraient plus vite que les bactéries.

Enfin, penchons-nous sur la relation plus générale entre changements conceptuels et expérimentation scientifique. Comment les innovations théoriques sont-elles introduites ? Quelles sont les implications, quand on élabore une nouvelle approche conceptuelle d’une partie de la science pour laquelle on ne dispose pas encore d’une vraie capacité d’expérimentation ? Après tout, c’est un peu ce qui s’est produit quand Darwin a introduit la notion d’évolution par sélection naturelle. Comment avoir la certitude que nos concepts recoupent effectivement le monde réel ? Quels types de vérifications ou de comparaisons pourrait-on faire, qui ne supposent pas une expérience contrôlée ? Pour Darwin (voir en particulier le cours suivant), il était possible de s’appuyer sur des analogies pour démontrer par une approche globale que la sélection naturelle permettrait d’unifier et d’élucider des faits qui, à l’époque, n’étaient compris que comme le résultat de causes disparates et disjointes. Cette méthode est-elle suffisante pour justifier l’introduction de la notion de sélection naturelle ?

RÉFLEXION 4 : paternité scientifique, prestige et questions de classe sociale

Darwin était apparemment inquiet de ce qu’on appellerait aujourd’hui « un vol de paternité » (en anglais scooping, quand quelqu’un qui n’est pas le premier à formuler une idée scientifique est reconnu comme son auteur à la place de la personne qui en est réellement à l’origine). Qu’est-ce qui peut expliquer que ce type de prestige soit important pour les scientifiques ? Cette reconnaissance sociale devrait-elle être une motivation en science ou est-ce mauvais pour le processus scientifique ? Est-ce important dans cet épisode que Darwin ait été riche et ait eu des relations, alors que Wallace était issu des classes moyennes et ne faisait pas partie de « l’establishment scientifique » ?

Les étudiant·e·s ne savent pas forcément que le scooping (ou vol de paternité scientifique) reste un problème dans la science contemporaine. Cette question leur permet d’explorer les considérations de carrière, de prestige et de statut social qui influencent et structurent la vie des scientifiques d’aujourd’hui. Être scientifique est un métier, après tout, et les scientifiques ont besoin de financements et de promotions pour continuer à avancer.

Quant à savoir si cette pression est bénéfique ou pas pour la science, et si oui, dans quelles situations, c’est une autre question. D’un côté, la pression du résultat de bonne qualité stimule la production de connaissances scientifiques ; on pourrait donc en conclure que faire entrer en jeu dans la génération du savoir des influences extérieures de ce type est au final un avantage. D’un autre côté, ce type de pression encourage les scientifiques à trouver des moyens variés d’exploiter le système, allant du débitage d’un résultat unique en une multitude de petits morceaux publiés séparément (salami science ou « science en tranches de saucisson ») au gonflage artificiel des mesures quantitatives de productivité de recherche, telles que le tristement célèbre indice h.

Ce type de pression ne fait qu’exacerber les différences de classe sociale dans la formation et la productivité scientifiques. Même au dix-neuvième siècle, les scientifiques qui, comme Darwin, avaient les moyens financiers d’expédier leurs spécimens à l’autre bout du monde pouvaient créer les conditions de leur succès là où d’autres ne le pouvaient pas. Wallace, par exemple, a dû regarder, impuissant, depuis un canot de sauvetage, brûler à bord de son bateau tous les spécimens collectés pendant une expédition. Ces effets se font toujours ressentir aujourd’hui : l’accès à la garde d’enfant ou au financement de déplacements continue d’avoir un impact sur les carrières.

RÉFLEXION 5 : réseaux et communautés de scientifiques

Un point qui a clairement joué en faveur de Darwin ici est qu’il avait des amis haut placés influents, capables d’organiser rapidement une réunion à une des sociétés scientifiques les plus importantes du monde. Dans les tournants scientifiques majeurs, les résultats empiriques ou théoriques jouent un rôle mais aussi les structures sociales nécessaires pour pouvoir diffuser et promouvoir ces résultats au sein de la communauté scientifique dans son ensemble. Si Wallace avait dû le faire, comment aurait-il pu faire connaître ses résultats sans accès à ce type de relais ? Quels moyens, dont les scientifiques du XIXe siècle ne disposaient pas, auriez-vous aujourd’hui d’attirer l’attention sur des résultats scientifiques ? Notre situation actuelle est-elle préférable à celle de l’époque ?

Bien sûr, le savoir scientifique n’est pas uniquement affaire d’expériences et de théories : la démarche scientifique est un processus social et si les découvertes ne sont pas diffusées dans la communauté scientifique et reprises par elle, elles ne servent finalement à rien. À l’époque de Darwin comme aujourd’hui, une partie importante de cette activité de réseautage se faisait par les relations personnelles et des contacts directs. Pour quelqu’un comme Wallace, pas très introduit dans les milieux scientifiques, ce type de capital social était difficile à obtenir. Dans le contexte numérique actuel de recherche, où les preprints et les articles scientifiques sont (en général) facilement accessibles en ligne, débattus sur les réseaux sociaux et partagés par e-mail, ces obstacles sont moindres ou en tout cas, leur forme a sans doute changé. Savoir si c’est une amélioration (on pense notamment à la diffusion sur internet de contenus scientifiques exacts et inexacts mélangés) est sujet à débat.

RÉFLEXION 6 : science et colonialisme

L’exemple australien met en lumière l’importance des liens entre science et colonialisme, en particulier pendant tout le XIXe siècle. Qu’est-ce qui, d’après vous, était susceptible d’intéresser particulièrement les scientifiques dans ce qui se passait aux colonies ? En quoi l’exposition à ce type d’information a-t-elle pu changer notre compréhension du monde ? Et en quoi l’impact peut avoir été négatif pour les peuples vivant dans ces colonies ?

Les mêmes questions se posent pour l’expansionnisme militaire. Darwin a fait son voyage autour du monde à bord du H.M.S. Beagle, navire de la marine militaire britannique chargé d’effectuer le relèvement des côtes d’Amérique du sud pour produire des cartes de qualité. Quels autres liens voyez-vous entre pouvoir militaire et découvertes scientifiques et comment ont-ils influé sur les connaissances et recherches scientifiques qui en sont issues ?

De la colonisation britannique de l’Australie et de l’Inde à celle de Madagascar par les Français, le flux de marchandises, de spécimens végétaux et animaux et de connaissances indigènes vers les métropoles coloniales d’Europe occidentale a joué un rôle central dans l’émergence de la révolution scientifique. Il a permis un élargissement de la connaissance de la flore et de la faune mondiales — imaginons les premiers explorateurs occidentaux confrontés aux créatures si différentes d’Amérique du sud ou d’Australie — et du savoir dans les domaines des pratiques médicales locales, de la géologie, l’archéologie et l’anthropologie. Bien sûr, ces phénomènes n’en étaient pas moins du colonialisme et de l’expansionnisme militaire et avaient par là des conséquences souvent extrêmes pour les populations indigènes dont les contributions au savoir scientifique étaient fréquemment méprisées, dans le meilleur des cas, ou délibérément ignorées.

Il est aussi intéressant de se demander si les résultats de la recherche scientifique effectuée alors étaient influencés par le type d’expédition : les produits d’une expédition militaire sont-ils différents de ceux d’un voyage scientifique indépendant ?

RÉFLEXION 7 : découvrir le problème, preuve, théories et concepts

Quelle est la nature du problème qui nous empêche de juger de cette « supériorité » ou « infériorité » globale, dans la vision de Darwin ? Est-ce simplement que nous n’avons pas assez de données ou que les preuves dont nous disposons sont incomplètes ? Avons-nous besoin d’une nouvelle théorie pour pouvoir comprendre ce point ? Le problème se trouve-t-il dans nos concepts ?

Il est important pour comprendre un obstacle rencontré par des scientifiques historiques de déterminer quel est exactement le problème en jeu. Plusieurs difficultés potentielles se dessinent dans les hésitations de Darwin autour du progrès. D’abord, on peut s’inquiéter de ne pas avoir assez de données. Étant donné qu’on ne peut réellement comprendre la « distance évolutive » à l’époque de Darwin, on ne dispose pas du type de moyen de retracer les chemins reliant les espèces qu’il nous faudrait pour comprendre les augmentations de complexité évolutive. On pourrait aussi penser qu’un tableau factuel plus complet, par exemple des données fossiles, permettrait une meilleure compréhension de la façon dont des espèces comme celles du genre Typhlops ont effectivement évolué.

En poussant plus loin, cependant, on peut se soucier du travail conceptuel restant à accomplir pour comprendre ce qui se passe. Qu’entendons-nous réellement par complexité évolutive ? Comment devrions-nous appréhender le « progrès » ? Si l’enjeu est vraiment là, toutes les données supplémentaires du monde ne nous permettront pas de résoudre la question. Il nous faudra des avancées théoriques pour pouvoir poursuivre.

RÉFLEXION 8 : comprendre les contradictions historiques

Comment réagir quand on pense avoir trouvé un exemple de confusion ou de contradiction dans des travaux de scientifique ? Ces contradictions causent-elles des problèmes pour les théories scientifiques que leur auteur(e) espérait défendre ? D’un autre côté, en quoi ces contradictions ou tiraillements peuvent-ils être utiles à la génération de nouvelles connaissances ?

Même dans le cas de scientifiques de renom comme Darwin, une analyse historique attentive révèle presque toujours des problèmes théoriques, des défaillances empiriques ou, tout simplement, de la confusion. Quel doit être l’effet sur notre compréhension de ces figures historiques ? Souligner que ces « grands esprits » de l’histoire sont humains et faillibles est crucial pour rendre le processus scientifique plus facile d’approche.

De plus, ces épisodes de l’histoire des sciences constituent souvent des zones de « frottement » productives : nous repérons grâce à eux le lieu d’enjeux théoriques ou empiriques remarquables, ce qui perfectionne notre analyse et notre compréhension du domaine scientifique concerné. On peut également voir ce type de tension comme un terrain propice aux problèmes et aux doutes nécessaire à l’avancement des connaissances scientifiques. Repérer les failles et les faiblesses présentes dans la science — et il y en a toujours, évidemment ! — peut être très précieux pour encourager les scientifiques à l’œuvre de nos jours à repousser les frontières du savoir.

RÉFLEXION 9 : alternatives d’explication, comparaisons entre espèces

Si on voulait comparer le cas du vol d’un oiseau avec celui du vol d’un poisson volant, quels éléments faudrait-il garder à l’esprit ? De quelles informations aurait-on besoin, sur la vie d’un poisson volant et sur celle d’un oiseau, pour pouvoir faire la comparaison ? Et même, la comparaison a-t-elle un sens ? Qu’est-ce qu’elle nous aiderait à comprendre sur la structure de la théorie de l’évolution ?

Les comparaisons inter-espèces, surtout à mesure qu’on augmente la distance phylogénétique entre les deux espèces considérées, dressent un obstacle particulièrement intéressant à surmonter dans la compréhension de la théorie de l’évolution. Elles sont souvent très tentantes. Par exemple, l’évolution de la vue s’est produite au moins quatre ou cinq fois à des embranchements très éloignés sur le grand arbre de la vie.

Ces comparaisons peuvent toutefois poser problème. On pourrait facilement partir du principe qu’un objet très complexe, comme l’œil, relève nécessairement d’une homologie (évolution à partir d’un ancêtre commun) plutôt que d’une analogie (évolution convergente se produisant plusieurs fois concernant le même élément). Pourtant, cette intuition est parfois trompeuse. Les yeux, par exemple, ont presque certainement des origines multiples, sans lien entre elles, mais ces origines multiples ont utilisé un certain nombre de composants génétiques communs, mobilisés indépendamment pour leur utilité dans le développement des yeux.

Ainsi, bien que les comparaisons de ce type puissent garder une certaine pertinence, de nombreuses autres explications resteront dans la course et trancher entre celles-ci peut exiger une grande quantité de données. Si l’entreprise est couronnée de succès, on pourra en tirer des informations sur les relations évolutives entre clades éloignés, sur les ancêtres communs et la structure de l’arbre de la vie mais il faudra avoir veillé à établir correctement les types de preuves nécessaires pour étayer notre thèse.

RÉFLEXION 10 : notions de progrès

En quoi ce concept est-il comparable à notre représentation traditionnelle du « progrès » ? En quoi est-il différent ? Beaucoup de gens au XIXe siècle, époque où Darwin a introduit l’évolution, s’inquiétaient de la direction générale prise par leur culture et la société. Qu’est-ce qu’ils ont pensé de l’effet de l’évolution sur leur vision des choses et leur place dans le monde ? Et comment leur position pourrait avoir affecté le type de théorie que des scientifiques comme Darwin essaieraient de développer ?

La notion de progrès peut être mise en œuvre de diverses manières. On peut imaginer une augmentation de complexité de structure ou de complexité dans le développement des organismes. On peut aussi se focaliser sur un seul caractère ou type de caractère, comme l’amélioration de la vitesse ou de la capacité de locomotion, de la vue ou, choix plus courant dans l’histoire, de l’amélioration des capacités mentales ou cognitives. De chacun de ces choix peut résulter une classification profondément différente des organismes sur l’ensemble de l’histoire de la vie. Il y a ici intersection avec les conceptions culturelles du progrès : le dix-neuvième siècle a connu des avancées spectaculaires dans l’industrialisation, l’agriculture et le niveau de vie, en tout cas pour les individus dans la société qui avaient la fortune et les relations suffisantes.

Ces approches des effets sociétaux pourraient nous entraîner sur d’autres voies que le progrès « biologique ». Il est important de souligner cette tension entre « darwinisme social » et « darwinisme biologique » devant les étudiant·e·s qui ont peut-être été en contact avec des formes naïves de darwinisme social, parfois représenté dans la culture populaire.

RÉFLEXION 11 : l’évolution et notre place dans le monde

Pour revenir à une question soulevée plus haut, pourquoi cette conception pouvait-elle être effrayante à l’époque, en d’autres termes, pourquoi Darwin a-t-il éprouvé le besoin de rassurer ses lecteurs ? Pensez-vous que ce point préoccupe toujours le public d’aujourd’hui ? Ou bien avons-nous pris l’habitude de l’idée d’évolution ? Quels changements culturels et sociaux pertinents ont eu lieu depuis, qui pourraient entrer en ligne de compte ?

De nombreux récits sur la place des êtres humains dans le monde nous situent évidemment bien tranquilles « au sommet » de la création. Le récit chrétien de la création, par exemple, parle de notre « domination » sur le monde. La notion d’évolution biologique vient bouleverser cet ordre des choses et peut inquiéter, au moins pour cette raison. Plus généralement, l’idée que les humains n’ont rien de spécial en tant qu’animaux peut être perçue comme offensante. Nous pensons maintenant qu’il n’y a pas de différences qualitatives majeures entre les autres créatures et nous. Il y a peut-être une différence de degré entre nos capacités intellectuelles et celles des dauphins ou des corneilles mais probablement pas une différence qualitative. Cette continuité perturbe aussi notre sentiment d’une séparation sociale autant que morale d’avec le reste du règne animal.

Les changements sociaux depuis Darwin ont vu diminuer les tensions entre croyance religieuse et théorie de l’évolution et émerger le traitement éthique des animaux, deux faits qui semblent mieux équiper la société dans son ensemble pour absorber l’impact de ces éléments autrefois choquants de la théorie de l’évolution.

RÉFLEXION 12 : synthèse

Après avoir absorbé toutes ces informations, pensez-vous que nous devrions parler de l’évolution en termes de progrès ou non ? Nous l’avons vu, il y a effectivement en un sens une amélioration des organismes par l’évolution et il est indéniable qu’il existe aujourd’hui des caractéristiques avancées qui n’existaient pas autrefois. Est-ce assez pour valider une vision de l’évolution comme progrès ? Ou pensez-vous que les arguments contre le progrès sont plus convaincants ? Quelles seraient les conséquences de vos conceptions sur le type de science que vous pourriez choisir de pratiquer, si c’était votre métier d’étudier l’évolution ?

Cette question récapitulative est là pour donner aux étudiant·e·s la possibilité de se faire un avis sur la question empirique globale discutée tout au long de ce cours. Le débat restant ouvert parmi les biologistes, il n’y a pas de « mauvaise réponse ». En particulier, se demander si le progrès évolutif vaut la peine d’être étudié permet aux étudiant·e·s de réfléchir à leur propre optique dans la conception de programmes de recherche à grande échelle et à l’influence qu’aurait leur point de vue conceptuel général sur ces questions de recherche.

RÉFLEXION : questions sur la nature des sciences

Réfléchir explicitement à ces sujets vise notamment à aider les étudiant·e·s à passer en revue les informations que nous venons de voir. Mais les études montrent aussi que, faute de se pencher explicitement sur les implications de leurs apprentissages pour les problématiques de nature des sciences, souvent les étudiant·e·s ne font pas le lien. Il est donc crucial que le cours se conclue par un temps de réflexion détaillée sur ce point. Les thèmes de nature des sciences suivants sont proposés avec les points réflexion correspondants :

2. Darwin, John Herschel et le raisonnement scientifique

RÉFLEXION 1 : la méthode scientifique

Est-ce l’idée que vous vous faites de la « méthode scientifique » ? Voyez-vous des aspects de la pratique scientifique que cette description oublie ou des domaines scientifiques qui ne fonctionnent pas de cette manière ? Plus largement, pensez-vous que tous les champs des sciences utilisent une seule et unique « méthode scientifique » ?

Beaucoup d’étudiant·e·s auront sans doute déjà appris la vision classique de la Méthode scientifique avec un grand M, façon « exposés d’élèves aux journées portes ouvertes ». Espérons qu’il y ait aussi eu l’occasion de réfléchir au fait que de nombreux segments de la science ne correspondent pas à cette image naïve de la recherche.

L’objectif est de comparer cette image classique de la méthode scientifique avec la position inductiviste décrite ici, commune au dix-neuvième siècle, et avec d’autres exemples que les étudiant·e·s pourront peut-être apporter. À l’heure actuelle, la philosophie des sciences s’est mise d’accord dans l’ensemble sur le fait que la méthodologie scientifique est trop pluraliste pour être résumée par une seule démarche.

Parmi les éléments à mettre en regard (nous y reviendrons plus loin, au point 7), il est intéressant de comparer avec la paléontologie ou l’astronomie, sciences où il est la plupart du temps impossible de réaliser des expériences contrôlées, ainsi qu’avec l’histoire naturelle (ou même les activités ornithologiques de loisir), purement observationnelle. Les étudiant·e·s pourront aussi réfléchir à l’ingénierie ou la médecine, où nos connaissances se doivent de servir des objectifs pratiques et pas seulement le savoir.

RÉFLEXION 2 : agriculture et évolution, interdisciplinarité

Les données collectées dans le contexte des pratiques agricoles ont-elles une pertinence pour des questions de ce type ? Quels sont les points communs et les différences avec des données collectées sur des organismes sauvages ? Quels types de problèmes risque-t-on de rencontrer si on essaie d’utiliser des données tirées d’un contexte pour étayer une théorie élaborée dans un autre contexte, très différent ?

Les théories scientifiques doivent souvent s’appuyer, pour leur consolidation voire pour leur création, sur des données qui n’ont pas été collectées spécifiquement pour cet usage ; ce qu’on arrive à rassembler doit parfois faire l’affaire. Aux débuts de la théorie de l’évolution et de la génétique, cela se traduisait par des liens forts avec l’agriculture. Le dix-neuvième siècle a connu des efforts massifs dans la création de variétés de plantes et de races d’animaux stables et reproductibles. Il y avait donc un réservoir potentiel d’information énorme sur les variations que la reproduction agricole fait apparaître chez les animaux ou les plantes sur le long terme. Certaines de ces données étaient corrélées à des changements environnementaux, alimentaires ou climatiques (par exemple quand des variétés de climats chauds ont été importées en Europe du nord pour être cultivées), tandis que d’autres étaient issues de vastes programmes d’hybridation et d’initiatives pour produire de nouvelles variétés (cette tradition est aussi celle qui a conduit aux travaux de Mendel, dont nous reparlerons dans le dernier cours).

Ceci signifie, bien sûr, qu’on doit déterminer comment utiliser ces données : l’agriculture n’est pas l’évolution et les conditions de développement et de sélection des races et variétés agricoles sont des cas particuliers extrêmes comparés à l’évolution en général. Il faut donc être à l’affût d’éventuels problèmes posés par nos données. Sans s’en rendre compte, agronomes et agriculteurs se sont sans doute limités à un très petit nombre de traits intéressants. La sélection agricole reproductive, même pour nos plus anciennes races et variétés, ne recouvre qu’un faible nombre de générations. Ces types de problèmes sont généralisables à l’utilisation de données interdisciplinaires dans toutes les sciences.

RÉFLEXION 3 : niveaux de preuve

Pensez-vous qu’il vaut mieux être trop strict dans nos exigences de rigueur en recherche scientifique ? Ou plus souple ? Quels types de problèmes pourraient découler de chacune de ces options et comment pourrait-on les compenser et les corriger ?

C’est un sujet brûlant dans le monde scientifique d’aujourd’hui : la « crise de la reproductibilité » est parfois formulée comme une question de niveau d’exigence dans les preuves. Si la valeur-\(p\) communément utilisée en sciences sociales et en sciences humaines est de \(0,05\), le seuil de signification statistique utilisé pour la détection du boson de Higgs par le LHC (Grand collisionneur de hadrons) du CERN était à \(5\sigma\), équivalant à une valeur-\(p\) d’environ \(3 \times 10^{- 7}\). La différence de précision est spectaculaire !

Il est virtuellement impossible d’atteindre une telle précision dans des recherches exigeant des mesures sur le vivant. Ces niveaux d’exigence ont bien sûr des conséquences. Le souci principal concernant des exigences trop strictes est alors de rendre l’investigation scientifique rigoureuse jusqu’à l’impossible : le nombre de faux négatifs exploserait, la science stagnerait. D’un autre côté, les conséquences d’un manque de rigueur sont de plus en plus visibles dans la prolifération de résultats non reproductibles, dans une baisse de la confiance du public dans la capacité du processus scientifique à produire un savoir véritable et dans le gâchis d’énergie pour les scientifiques qui s’égarent dans des impasses. Toutes ces considérations obligent à rechercher un équilibre entre motivation professionnelle et volonté de faire carrière, pression sociale et adaptation de notre pratique scientifique aux types de données à notre disposition.

RÉFLEXION 4 : spécialisation

On ne voit pas beaucoup de scientifiques de nos jours qui soient célèbres pour autant de choses différentes. Être un esprit universel, polymathe, quelqu’un de fort dans de nombreux domaines de savoir différents, est devenu moins possible avec le temps. Quelles explications pouvez-vous trouver à cette spécialisation ? Est-ce une bonne chose que les scientifiques d’aujourd’hui se spécialisent plus qu’il y a un siècle ? Quels sont les avantages et les inconvénients ?

La spécialisation dans le champ des sciences va croissant depuis plusieurs siècles, à mesure que les domaines scientifiques continuent de prendre leur indépendance vis à vis de la « philosophie naturelle » et se subdivisent en sous-spécialités de plus en plus ciblées. Les raisons légitimes à ce phénomène sont nombreuses, avec peut-être en tête de peloton le fait que les scientifiques doivent maîtriser aujourd’hui dans leur détail beaucoup plus de travaux théoriques et expérimentaux que ce n’était le cas auparavant.

Cela étant dit, il y a eu récemment un élan significatif vers des travaux plus inter- et transdiciplinaires, sur fond de suspicions que cette hyperspécialisation conduisait le monde de la recherche à passer à côté de connexions importantes entre domaines, de solutions novatrices aux problèmes, etc. Ces deux aspects se retrouvent déjà dans une certaine mesure dans notre enseignement scientifique, ce qui a le mérite de donner aux étudiant·e·s une expérience directe du problème sur laquelle appuyer leur réflexion !

RÉFLEXION 5 : preuves anciennes et nouvelles

Quand on propose une nouvelle théorie scientifique, on dispose d’un ensemble d’éléments déjà connus, qui nous ont suggéré la piste de cette théorie. Après avoir formulé la théorie, on découvre de nouveaux éléments de preuve, qui n’étaient pas connus avant qu’on avance la théorie. Beaucoup de philosophes et de scientifiques considèrent la différence entre preuves anciennes et preuves nouvelles comme très importante pour déterminer si une théorie est juste.

Quelles sont d’après vous les distinctions majeures entre preuve ancienne et preuve nouvelle ? Qu’est-ce qui justifierait de dire que les preuves nouvelles sont meilleures que les anciennes ou l’inverse ? Y a-t-il une différence entre le fait qu’une théorie « concorde » ou « soit compatible » avec des éléments anciens et le fait qu’elle « explique » de nouveaux éléments ?

Les philosophes des sciences ont abondamment débattu pour savoir s’il y a une différence entre éléments anciens et nouveaux de preuve. On peut d’une part considérer que les éléments probants dont on disposait déjà au moment de l’élaboration d’une théorie y ont été intégrés dès sa naissance, au sens où la théorie pourrait avoir été façonnée pour s’y conformer. Si elle l’a été, dire que ces éléments confirment la théorie est vrai mais d’une façon triviale, sans grand intérêt.

D’un autre côté, les théories sont parfois élaborées sans référence directe à un élément probant existant anciennement et le problème de l’explication triviale ne se pose pas. La théorie de la relativité générale d’Einstein, par exemple, fut considérée comme confirmée parce qu’elle expliquait la précession du périhélie de Mercure. Or, bien que ce fait ait été connu depuis longtemps, Einstein n’y pensait pas quand il a conçu la relativité générale.

Tout cela est aussi lié à la question de la « consilience » des éléments de preuve. Est-ce qu’une théorie, comme celle de Darwin, est plus plausible si elle fournit une explication pour un grand nombre de faits de types différents dont on pensait auparavant qu’ils s’expliquaient de plusieurs manières différentes ? Beaucoup de gens ont répondu oui à cette question mais il est intéressant de réfléchir au type de confirmation que cela constitue. Pourquoi considèrerait-on qu’expliquer beaucoup d’éléments factuels différents déjà connus par une théorie unique est un élément en faveur de celle-ci ?

RÉFLEXION 6 : sciences de la vie contre sciences physiques

Une partie importante de ce qui sépare Herschel et Darwin tient aux domaines respectifs dans lesquels ils travaillaient : Herschel était avant tout physicien et ingénieur et Darwin était un scientifique du vivant. Y a-t-il d’après vous des raisons pour que les niveaux d’exigence de la « science de qualité » en biologie doivent être différents de ceux de la physique ? Et en sciences sociales ? Est-ce que ces différences d’exigence signifient que certains domaines sont « plus scientifiques » que d’autres ?

Ce point a déjà été abordé en partie au point 3 et un de ses aspects sera discuté à nouveau au point 7. L’idée que les sciences « dures » et les sciences « douces » (ou « molles ») peuvent être différenciées par un degré de fiabilité ou de rigueur, selon qu’elles sont plus ou moins « scientifiques », est culturellement assez répandue. Pourtant, une fois qu’on se penche plus en détail sur les questions de niveau de preuve, de méthodologie et de types d’argument, on s’aperçoit que les choses sont beaucoup moins simples. Déclarer que les sciences physiques sont « plus scientifiques » que les sciences de la vie implique un nombre assez élevé de choix sur les types de méthodes, de données et d’inférence qu’on considère comme valides ou non. Choix qui sont bien moins évidents quand ils ne sont pas présentés sous forme de stéréotype générique.

RÉFLEXION 7 : sciences expérimentales contre sciences historiques, apprendre en fabriquant

Une autre distinction qui éclaire la différence entre les conceptions de la science de Herschel et de Darwin est de considérer séparément les sciences qui procèdent surtout par expérimentation contrôlée et les sciences qui font principalement appel à l’observation des phénomènes dans le monde qui nous entoure. Quelles différences dans les données ou dans la théorie pourraient en découler ? Quels protocoles scientifiques sont possibles dans un cas mais pas dans l’autre ?

On décrit parfois une thèse voisine de philosophie des sciences en parlant de l’importance « d’apprendre en faisant » ou « apprendre en fabriquant ». Est-ce qu’on en sait plus sur un système scientifique quand on est capable d’en créer un soi-même ? Ou est-ce qu’on peut acquérir toutes les informations utiles en observant des systèmes « dans la nature » ?

La philosophie des sciences récente a souligné la distinction entre les sciences expérimentales, classiques, et les sciences souvent appelées « observationnelles » ou « historiques ». Quand, en physique, on souhaite générer des données supplémentaires pour tester une hypothèse sur la dynamique d’un système, on peut toujours effectuer plus d’expériences contrôlées.

En revanche, cette possibilité s’offre rarement aux scientifiques travaillant en théorie de l’évolution, en géologie ou en astronomie. Nous ne pouvons pas créer une planète Terre supplémentaire et refaire tourner un cycle entier de l’histoire de la vie pour voir comment les choses pourraient finir différemment (Stephen Jay Gould appelait ça l’idée de « repasser le film de la vie »). Par conséquent, lorsque nous essayons d’expliquer des évènements de l’histoire, comme l’extinction des dinosaures, nous avons nécessairement besoin d’éléments de preuve d’un type différent, d’inférences de nature différente et même de types de science différents par rapport aux scientifiques qui essaient de comprendre la physique des particules.

Il en va de même pour la distinction entre science et ingénierie, que les ingénieurs résument souvent comme l’importance « d’apprendre en fabriquant ». Les travaux récents de biologie de synthèse font par exemple écho à cette idée qu’on ne comprend pas réellement ce qui se passe dans un système si on n’est pas capable d’en construire un soi-même — on ne pourrait pas vraiment comprendre la vie tant qu’on ne saurait pas fabriquer une cellule de A à Z. Cette position n’est pas complètement absurde, dans la mesure où on apprendrait indubitablement toutes sortes de choses intéressantes si on construisait une cellule artificielle, mais expliquer cette intuition plus en détail se complique très vite.

RÉFLEXION 8 : réponse aux critiques

Comment répondriez-vous à ces critiques, si vous étiez Darwin ? Doit-il modifier sa théorie pour prendre en compte le point de vue de Herschel ?

La réaction des étudiant·e·s à ce point peut varier énormément. Darwin aurait pu camper sur ses positions et avancer que son traitement de la question de la variation — si tant est qu’on pouvait toujours être sûr qu’une variation s’était effectivement produite — était suffisant pour fournir les bases dont il avait besoin pour sa compréhension de la sélection naturelle. Il aurait aussi pu chercher à établir la loi de variation lui-même ou même accepter l’idée d’une orientation divine donnée aux variations comme Herschel le proposait.

Il a en fait résisté sur le terrain de l’approche qu’il avait adoptée pour sa philosophie des sciences. Souvenez-vous qu’un des points faibles de l’approche inductive naïve évoquée en début de cours était qu’elle ne parvenait pas à expliquer les théories contemporaines de la lumière. Darwin a écrit dans des lettres que, selon lui, il faisait avec la sélection naturelle exactement la même chose que les théoriciens de la lumière : il commençait par proposer une hypothèse novatrice sur les modalités d’apparition des changements biologiques puis il regardait quelles en étaient les conséquences et quels types de phénomènes naturels cette hypothèse, si elle était vraie, serait capable d’expliquer. En ce sens, Darwin pense que son approche devrait convenir à Herschel, même en l’absence d’une théorie « complète » du type exigé par celui-ci.

RÉFLEXION 9 : systèmes de boîte noire, régler les polémiques sur les normes de preuve

Nous pourrions reformuler de la manière suivante cet aspect du désaccord qui oppose Herschel à Darwin. Darwin pense que, parce qu’il n’existe pas à son époque de théorie décrivant comment fonctionne la variation dans la nature, il peut aborder l’apparition des variations comme un « système de boîte noire ». Pour lui, nous avons assez d’éléments de preuve pour conclure que la boîte noire fonctionne, même si nous ne savons pas comment. Herschel, en revanche, pense que nous devons ouvrir la boîte noire et fournir une explication de ce qui s’y passe, une explication de la façon dont sont créées les variations dans le monde réel.

Voyez-vous une résolution possible à ce désaccord entre eux ? Plus généralement, en présence d’un débat entre scientifiques non pas sur des constatations empiriques mais sur les exigences à appliquer aux explications scientifiques, vers quelles ressources devons-nous nous tourner pour trancher ? Qu’est-ce qui à vos yeux serait un argument valable de la part de Herschel ou de Darwin en faveur de leurs conceptions respectives ? Qui devrait décider des normes et exigences s’appliquant aux explications ?

Point important pour Darwin mais aussi pour notre compréhension de la crise de la reproductibilité, les désaccords sur le niveau « méta » de normes scientifiques sont difficiles à résoudre. Ici, nous voyons Herschel dire que Darwin a, sans que ce soit légitime, appliqué le principe de boîte noire à une partie de la théorie où, au contraire, nous devrions « ouvrir la boîte » pour comprendre réellement ce qui se passe dans l’histoire du vivant. On n’a pas l’impression que des données supplémentaires soient la clé pour résoudre cette querelle — tous les débats scientifiques ne peuvent pas être tranchés par la simple collecte de plus de données !

Les différents points de vue en présence devraient plutôt argumenter sur leurs conceptions respectives de ce qui constitue de la science de qualité ou de ce que sont les méthodologies acceptables pour entreprendre des découvertes scientifiques. C’est bien plus difficile et ça commence à ressembler à de la philosophie des sciences plus qu’à de la pratique scientifique à proprement parler. Penser aussi à l’issue d’une dispute de ce genre permet aux étudiant·e·s de réfléchir à la dimension de débat de société qui entre dans ces discussions : en définitive, le choix de la norme scientifique qui sera adoptée revient à toute un groupe social et ne peut pas être fait isolément par un seul individu.

RÉFLEXION 10 : génétique et évolution, réductionnisme

Qu’est-ce que nous obtiendrions de plus en injectant de la génétique dans l’évolution ? Une réponse possible est que nous comprendrions ce qui se passe à un niveau « inférieur », plus fondamental (à savoir la biochimie) et que ce serait le moyen de comprendre ce qui se passe au « niveau supérieur » (à savoir les organismes). La tendance est marquée en faveur de ce type de réductionnisme en science, l’idée selon laquelle les explications opérant à un niveau plus bas, plus fondamental, sont meilleures que celles des niveaux au-dessus.

Pensez-vous que ce type de réductionnisme est valide ? Quels sont les avantages et les inconvénients d’une explication en termes de chimie, par rapport à une explication biologique ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur notre vision des relations entre différents domaines scientifiques ?

Les études empiriques montrent que les êtres humains ont tendance à trouver plus satisfaisantes les explications réductionnistes d’un phénomène, c’est-à-dire que si on leur donne le choix entre une explication au niveau écologique et une explication au niveau biochimique du même phénomène, les gens préfèrent en général l’explication biochimique. Cette tendance est nette non seulement dans le grand public mais aussi dans certains milieux scientifiques, si ce n’est dans tous. Elle est combattue par des scientifiques qui défendent, par exemple, l’autonomie de la biologie par rapport aux descriptions des mécanismes sous-jacents de physique.

Cependant, mettre le doigt sur les avantages supposés de ces explications de niveau plus fondamental, ou « inférieur », se révèle plus difficile. Est-ce parce qu’elles sont vues comme basées sur des connaissances plus solides, moins sujettes à l’erreur, comme mieux étayées théoriquement ou expérimentalement ? Cet angle de réflexion peut aider à synthétiser les idées des étudiant·e·s sur les points 2 et 6, concernant les relations entre les différents domaines scientifiques.

RÉFLEXION 11 : déduction, induction, abduction

La différenciation entre types d’arguments est une préoccupation ancienne dans l’étude de la philosophie. Certains raisonnements, comme en mathématique ou en logique, sont déductifs : si les prémisses sont vraies, les conclusions sont nécessairement vraies. D’autres, comme dans l’approche de la science de Herschel, sont inductifs : on passe d’un vaste ensemble de données à une théorie générale sur ces données. Enfin, d’autres sont abductifs : on adopte une explication des phénomènes qui nous intéressent parce qu’elle est beaucoup plus convaincante que les autres possibilités.

Avez-vous des exemples d’arguments scientifiques qui utilisent chacun de ces trois modes de raisonnement ? Certains vous semblent-ils plus puissants que d’autres ? Les différents types peuvent être disponibles ou non dans différents domaines à différents moments, selon le type de preuves que nous avons. Est-ce que cela fonde un jugement sur la « qualité » globale de ces domaines scientifiques ?

Ces trois formes différentes d’argumentation sont toutes beaucoup utilisées en science. Le raisonnement mathématique ou logique relève de la déduction ; ce type d’inférence est donc à la base de l’utilisation d’une loi mathématique en physique pour calculer la trajectoire d’une particule spécifique. Si les conditions initiales sont déterminées, la trajectoire résultant des calculs est nécessairement vraie : il n’existe pas d’autre possibilité.

En revanche, dans le cas d’une argumentation inductive, qui génère une théorie à partir d’un grand ensemble de données d’observation, il reste toujours possible qu’une observation future bouleverse la théorie élaborée. Pour prendre un exemple classique, si tous les cygnes que nous voyons sont blancs et que nous formons donc la théorie que tous les cygnes du monde sont blancs, il suffit d’un seul cygne australien noir pour infirmer notre théorie.

L’inférence abductive, elle non plus, n’est pas certaine : la meilleure explication dont nous disposons est toujours susceptible d’être modifiée, non seulement par la génération de plus de données mais aussi par l’élaboration d’une nouvelle explication, plus efficace, des mêmes phénomènes.

Toutefois, ces trois types de raisonnement interagissent dans la structure même des explications scientifiques et génèrent des types de relations différents entre les données collectées et les connaissances scientifiques qui en résultent.

RÉFLEXION : questions sur la nature des sciences

Réfléchir explicitement à ces sujets vise notamment à aider les étudiant·e·s à passer en revue les informations que nous venons de voir. Mais les études montrent aussi que, faute de se pencher explicitement sur les implications de leurs apprentissages pour les problématiques de nature des sciences, souvent les étudiant·e·s ne font pas le lien. Il est donc crucial que le cours se conclue par un temps de réflexion détaillée sur ce point. Les thèmes de nature des sciences suivants sont proposés avec les points réflexion correspondants :

3. Lamarck et la transmission des caractères acquis

RÉFLEXION 1 : caractères acquis, visions issues de la vie quotidienne

Pour beaucoup de scientifiques à travers les siècles, cette conclusion paraissait évidente. Pourtant, elle peut nous sembler étrange aujourd’hui. Que pensez-vous de cette vision des choses ? Plus généralement, dans quels cas les informations tirées de notre vie quotidienne sont-elles utiles comme source de savoir scientifique et dans quels cas sont-elles trompeuses ? Comment faire la différence ?

L’idée que les changements transmis à la descendance sont uniquement ceux codés génétiquement est sans doute aujourd’hui familière pour les étudiant·e·s et il peut leur être difficile de se figurer ce que le lamarckisme avait de séduisant comme vision du monde naturel. Il est donc utile de prendre le temps d’examiner l’idée intuitive selon laquelle la vie de tous les jours nous montre que les gens peuvent connaître au cours de leur vie des modifications transmissibles de caractères physiques et mentaux. Ajoutez à ça que les enfants choisissent souvent la même profession que leurs parents et on voit facilement pourquoi Darwin spéculait dans ses notes personnelles sur l’éventualité que les forgerons aient des enfants aux bras anormalement musclés.

Quant à la question plus large des moyens à déployer pour tester cette constatation de la vie quotidienne, que ce soit par une expérience contrôlée, en la mettant en regard de nos théories existantes ou autrement, elle est sujette à interprétation.

RÉFLEXION 2 : science et nationalisme

Lamarck est intéressant aussi pour le lien entre fierté scientifique et fierté nationale. Pendant des années en France, on a considéré que Lamarck était en grande partie le créateur de la théorie de l’évolution et que Darwin s’en était attribué illégitimement la reconnaissance. Qu’est-ce qui est différent entre l’opinion de Darwin et l’image de la théorie de Lamarck illustrée ici ? Comment l’invention de théories scientifiques devient-elle une question d’orgueil national ou un contentieux entre pays ?

Les différences entre le tableau dressé par Lamarck et celui de Darwin devraient être claires. Lamarck rejette explicitement l’idée d’un ancêtre commun : selon lui, des organismes nouveaux apparaîtraient en permanence autour de nous et les bactéries d’aujourd’hui n’existeraient tout simplement pas depuis aussi longtemps que leurs contemporains vertébrés. Lamarck n’a pas non plus de concept de sélection naturelle : les réactions des organismes à leur environnement suffiraient à déclencher les changements apparemment adaptatifs.

L’angle du nationalisme est plus intéressant. Le prestige scientifique, à l’époque comme aujourd’hui, compte pour quelque chose sur la scène mondiale. (On pense par exemple aux sempiternelles inquiétudes de certains personnages en Europe occidentale et en Amérique du nord sur l’avance perdue par leurs pays face à la Chine ou l’Inde.) Les querelles diplomatiques peuvent donc avoir des conséquences scientifiques. Les scientifiques avides de grossir la supériorité scientifique de la France sur l’Angleterre à la fin du dix-neuvième siècle, et même jusqu’au milieu du vingtième, n’ont pas cessé de promouvoir l’idée, d’abord, qu’il n’y avait rien de nouveau dans la théorie de Darwin puis qu’en fait, ce qui était nouveau dans la théorie de Darwin était faux, dans un mouvement résolument néo-lamarckien.

RÉFLEXION 3 : preuve physique et théorie biologique

Nous avons vu qu’un aspect important de la validation de la théorie de l’évolution était le calcul de l’âge de la Terre, dérivé de la physique (et plus tard de la découverte de la radioactivité). Comment pensez-vous que des connaissances élaborées en physique peuvent se raccorder à des thèses biologiques ? Dans quelles situations seraient-elles utiles ? Voyez-vous des circonstances où faire appel à d’autres sciences n’apporte rien ou pose problème ?

À l’époque de Darwin en tout cas, régnait l’impression que le calcul de l’âge de la Terre par Kelvin (fondé sur l’hypothèse que la planète était au début une sphère de roche en fusion qui depuis refroidissait dans l’espace à un rythme régulier) finirait par l’emporter sur les calculs de Darwin, basés eux sur la géologie ou sur des considérations évolutives. D’une certaine manière, ce n’est pas surprenant puisque les thèses scientifiques sur l’âge de la Terre (principalement la thermodynamique) émanaient de sciences bien plus matures que la théorie de l’évolution de Darwin à ses tout débuts.

La question à présenter aux étudiant·e·s est de savoir si ce type de conclusion devrait être généralisé. Les sciences physiques (ou sciences « de niveau inférieur », comme discuté dans la partie sur le réductionnisme du cours précédent) prennent-elles toujours le pas par rapport aux sciences de la vie ? Il n’est pas évident que ce soit le cas dans la pratique scientifique actuelle, où la datation de strates géologiques peut reposer sur une combinaison complexe de datation physique au carbone 14, d’analyse géologique des roches elles-mêmes et d’examen paléontologique des fossiles trouvés sur le site.

RÉFLEXION 4 : l’aléatoire et le hasard dans l’évolution

L’idée de « variation aléatoire » a toujours été difficile à interpréter dans la théorie de l’évolution. Darwin entend par là que les variations ne sont pas influencées dans la direction de ce que « veut » l’organisme mais plutôt qu’elles se produisent sans considération de leurs avantages ou leurs inconvénients. La sélection naturelle, au contraire, est tout sauf aléatoire, avec sa capacité à pousser les populations dans le sens d’une plus grande adaptation.

Quels malentendus ou erreurs d’interprétation peuvent découler de la description de la variation comme « aléatoire » ? Quelle différence la présence de la sélection naturelle au sein du processus évolutif fait-elle ? D’une manière générale, quelles peuvent être les différences entre les théories scientifiques qui décrivent leurs résultats en termes de probabilités et celles, comme la physique newtonienne, qui décrivent précisément ce qui va se produire ?

Comme le dit la question, le sens du mot « aléatoire » tel qu’appliqué aux variations évolutives est essentiellement à l’opposé du néo-lamarckisme : la variation se produit sans « biais » en faveur de traits susceptibles d’être utiles pour l’organisme (ou de choses que celui-ci « voudrait »). L’orientation vers une plus grande adaptation que donne aux populations la sélection naturelle est, elle, tout sauf aléatoire. Toutefois, les malentendus sont nombreux, en particulier car les créationnistes persistent à décrire la théorie de l’évolution comme impliquant des changements évolutifs qui seraient entièrement le fruit du hasard.

Principal point philosophique à considérer dans ce contexte, la théorie évolutive est remarquable en ce qu’elle n’offre que des prédictions probabilistes. Premièrement, les variations pertinentes pour permettre à un organisme de s’adapter d’une certaine façon peuvent ne pas se manifester. Deuxièmement, même si elles apparaissent effectivement, la sélection naturelle n’offre pas de garantie à 100 % : les organismes les plus aptes ont uniquement une probabilité plus grande de surpasser et dépasser les moins aptes. C’est un tableau clairement différent de celui de la physique classique où les résultats sont connus avec une complète certitude : faites rouler la balle le long de ce plan incliné et, arrivée en bas, elle aura forcément la vitesse donnée. Bien sûr, la physique quantique, elle, nous ramène au domaine des probabilités. C’est là une autre différence nette entre types de connaissances scientifiques, types qui sont chacun issus de théories matures et bien établies, qui concernent des domaines différents.

RÉFLEXION 5 : fossiles et évolution

Les fossiles sont une source de données importante pour notre compréhension de l’évolution mais assez étrange. Quels peuvent être les avantages et les inconvénients de l’utilisation de données fossiles pour étayer une conjecture en théorie de l’évolution ? Comment remédier à certains de ces inconvénients grâce à d’autres types d’expériences pour produire une hypothèse plus solide ?

Les problèmes posés par les fossiles sont nombreux : la fossilisation est un processus physique compliqué qui, même dans le meilleur des cas, ne se produit que sur certaines parties de certains types d’organismes dans certains endroits du monde. De plus, le registre fossile est difficile et coûteux à explorer. Et nous ne connaissons que les fossiles dans l’excavation, la préparation, la classification et l’analyse desquels nous avons investi du temps. Enfin, nous sommes bien évidemment incapables de générer plus de données fossiles quand nous le souhaitons puisque le registre est un objet statique.

Cela dit, nous avons de nos jours de plus en plus la possibilité de relier les données des fossiles à diverses expériences et simulations. L’analyse informatique peut reconstituer les forces agissant sur les organismes ou le type de musculature qu’il faudrait aux dinosaures sauropodes géants pour pouvoir marcher, l’analyse comparative entre organismes fossiles et organismes vivants peut nous aider à comprendre comment aborder les fossiles que nous rencontrons et, au moins parfois, les spécimens fossilisés peuvent être étudiés grâce à des techniques de biologie moléculaire. Tout cela peut cependant être interprété comme des tentatives de passer outre le singulier statut de la théorie de l’évolution, en partie forcée de reconstituer l’histoire de la vie, sans pouvoir choisir ses données, à partir de celles qu’on a pu trouver.

RÉFLEXION 6 : persuasion, crédibilité

Hyatt fait ouvertement appel à des techniques de persuasion ici. Dans sa déclaration d’opposition à Darwin, il liste explicitement le nom des autorités reconnues, Lamarck lui-même, Cope et Ryder, qui sont d’accord avec lui et les appelle « certains de nos plus grands hommes de science ».

D’après vous, qu’est-ce que cela nous dit sur la théorie de Hyatt et sur la position de celui-ci par rapport aux scientifiques de renom ? Comment devrions-nous interpréter ces arguments qui invoquent directement l’autorité d’autres scientifiques ? Dans quels cas sont-ils valides ?

Les écrits scientifiques actuels contiennent rarement des arguments de crédibilité ou des références personnelles d’autorité ou de compétence aussi explicites mais cette façon de se mettre en avant était répandue jusqu’assez récemment. Et surtout, elle existe toujours mais, de nos jours, cette pratique s’exprime de façon indirecte et codée (par exemple, dans les listes de citations) plutôt qu’ouvertement.

Hyatt n’aurait jamais cru être obligé de recourir à ces moyens de persuasion s’il ne s’était pas considéré comme un peu à l’écart du milieu scientifique, comme un outsider devant faire la démonstration de la force de sa théorie devant une communauté scientifique sceptique dans son ensemble. Mais cela ne signifie pas que ce type de références est automatiquement sans valeur. Montrer qu’il existe d’autres possibilités qu’une théorie établie dominante est parfois important, surtout si, comme à l’époque de Hyatt, cette prédominance n’était pas du tout entière. Ce processus même d’acquisition de soutiens en faveur d’une nouvelle théorie fait partie intégrante de la pratique scientifique.

RÉFLEXION 7 : alternatives d’explication

Ceci nous laisse trois possibilités différentes pour expliquer ces caractères non adaptatifs. L’une est une force lamarckienne classique d’avancée vers le progrès causée par la lutte face à l’environnement (comme le pensait aussi Hyatt). La deuxième est une force inconnue poussant les organismes dans des directions spécifiques mais sans recours à l’adaptation (c’est l’opinion de Cope). Enfin, nous avons Darwin, dont on peut imaginer qu’il aurait invoqué la sélection naturelle pour expliquer ces changements.

Comment devrions-nous comparer ces possibilités ? Quels types de données viennent appuyer chaque explication ? Quels éléments du monde naturel sont inexpliqués ou laissés de côté par chaque théorie ? Laquelle aurait été la plus logique si on vous avait demandé de choisir à la fin du XIXe siècle ?

Il s’agit essentiellement d’une question demandant aux étudiant·e·s de réfléchir à leur adhésion ou leur réticence à chaque explication partielle parmi trois différentes, pour un même phénomène. Chacune semble avoir, en tout cas d’après ses défenseurs, des données en sa faveur (la lutte contre l’environnement chez Hyatt, le progrès constaté dans les fossiles pour Cope et les cas de sélection naturelle de Darwin). Chacune de ces explications est également assez limitée, en ce sens que, même pour la sélection naturelle, il existait un certain nombre de cas à l’époque ne pouvant pas bien s’expliquer avec chaque théorie. On peut encourager le débat parmi les étudiant·e·s ici et les amener à se demander quels éléments de preuve auraient été décisifs si le choix entre les trois théories s’était présenté à la fin du dix-neuvième siècle.

RÉFLEXION 8 : données contradictoires, comment meurent les théories

Imaginez-vous dans la peau d’un néo-lamarckien confronté aux résultats expérimentaux suivants : des rats ont été entraînés en laboratoire sur de multiples générations à sortir d’un labyrinthe et malgré ça, leurs descendants ne finissent pas par sortir plus vite que leurs ancêtres. Quelles réponses pourriez-vous avoir ? Comment pourriez-vous continuer à défendre votre théorie ? Plus généralement, à quel moment d’après vous faut-il que les scientifiques admettent leur défaite et l’échec de leur théorie ? Quelle quantité de preuves faudrait-il et de quels types ?

Un résultat reconnu en philosophie des sciences, établi indépendamment par Pierre Duhem et W.V.O. Quine, avance qu’on ne dispose jamais d’assez de données pour trancher de manière concluante entre des théories. Aussi fatal pour une théorie scientifique qu’un contre-exemple puisse paraître, on peut toujours choisir de modifier d’autres hypothèses afin de sauver la théorie (y compris jusqu’à l’extrême, en disant que les résultats ont été truqués ou que la personne ayant effectué les expériences souffrait d’hallucinations). Il n’existe pas de stade logique où on soit forcé de dire qu’une théorie scientifique a échoué.

Ce point est clair également dans notre exemple néo-lamarckien imaginaire. Nous avons une situation d’organismes en difficulté face à leur environnement (des rats qui doivent sortir d’un labyrinthe pour arriver à de la nourriture), c’est-à-dire exactement le type de situation où un processus lamarckien devrait donner une amélioration au bout d’un certain temps. Pourtant, les données expérimentales montrent qu’il n’y a pas de changement. Il existe mille manières de s’obstiner et de sauver la théorie : dire que les compétences en labyrinthe ne sont en fait pas le type de choses améliorables par le lamarckisme (mais dans ce cas, quel type est améliorable ?), dire que la durée de l’expérience en laboratoire n’était pas suffisante ou que l’expérience ne mesurait pas la « réussite » de la bonne façon (en fait, elle vérifiait le temps que les rats prenaient pour sortir du labyrinthe), etc. Quels types de données faudrait-il pour réellement considérer que la théorie a été réfutée ?

RÉFLEXION 9 : l’histoire des sciences pour les sciences

On voit de temps à autre des exemples de ce type, où des théories qu’on croyait invalidées depuis longtemps reprennent vie quand elles sont réinterprétées à la lumière de données nouvelles. Qu’est-ce que cela nous dit sur la relation entre l’histoire des sciences et la pratique scientifique actuelle ? Faut-il encourager les scientifiques à mieux connaître l’histoire ou est-ce que ce serait une perte de temps ?

Cette question s’inspire des travaux d’Hasok Chang, qui a dit que l’histoire et la philosophie des sciences devraient avoir parmi leurs principales fonctions d’élargir le champ conceptuel de théorisation scientifique. Prendre au sérieux les travaux de scientifiques du passé peut nous ouvrir de nouvelles portes — considérées autrefois comme très prometteuses par des scientifiques professionnel·le·s, pas des charlatans — refermées depuis si longtemps qu’elles ne sont plus réévaluées, même si de nouvelles données ou un angle nouveau pourraient nous aider à les comprendre différemment. Chang dit que c’est exactement ce qui s’est passé en chimie, par exemple, où les approches historiques de la mesure peuvent éclairer de façon nouvelle et intéressante les travaux modernes. Ceci doit bien sûr être mis en balance avec la tendance à la spécialisation et la question de la maîtrise des contenus, bien connues dans l’enseignement des sciences.

RÉFLEXION 10 : terminologie scientifique

À votre avis, est-il utile de parler de résultats modernes de biologie moléculaire en utilisant des noms de théories anciennes comme « néo-lamarckisme » ? Donnez des raisons pour lesquelles ce rapprochement pourrait causer la confusion ainsi que des arguments en sa faveur.

Un débat fait rage actuellement en biologie moléculaire sur le statut du terme « lamarckisme ». Des auteur·e·s ont dit que les résultats sur la méthylation (et d’autres) ressemblent beaucoup à la transmission de caractères acquis. D’autres répliquent que réintroduire un terme ayant servi à décrire plusieurs positions sur près d’un demi-siècle et ayant inclus un grand nombre d’affirmations en plus de la transmission des caractères acquis ajoute plus de bagage conceptuel que ça n’apporte de clarification.

Par conséquent, une discussion sur le rôle plus général de la terminologie scientifique s’impose. L’intention est-elle seulement la précision maximale ou bien l’invocation du lamarckisme (et par là la connexion avec une tradition plus ancienne de la biologie) est-elle au service d’un autre type de fonction, comme celle de produire des intuitions sur ce que nous conjecturons du fonctionnement de ces systèmes ?

RÉFLEXION : questions sur la nature des sciences

Réfléchir explicitement à ces sujets vise notamment à aider les étudiant·e·s à passer en revue les informations que nous venons de voir. Mais les études montrent aussi que, faute de se pencher explicitement sur les implications de leurs apprentissages pour les problématiques de nature des sciences, souvent les étudiant·e·s ne font pas le lien. Il est donc crucial que le cours se conclue par un temps de réflexion détaillée sur ce point. Les thèmes de nature des sciences suivants sont proposés avec les points réflexion correspondants :

4. Orthogénèse et « emballement évolutif »

RÉFLEXION 1 : puissance de la sélection naturelle

Voyez-vous des caractères d’organismes qui soient problématiques pour cette position, des caractères qui ne semblent pas avoir été produits par sélection naturelle ? Que pourrait répondre Weismann à vos exemples ?

Un des axes principaux de ce cours est d’amener les étudiant·e·s à réfléchir à la nature et l’évolution de caractères en apparence non adaptatifs. La première question est donc là pour lancer le processus grâce à des exemples : celui, proche de notre actualité, du débat animé dont les étudiant·e·s ont sans doute entendu parler sur la fonction de l’appendice humain ou celui des dents de sagesse qui font un exemple encore meilleur de trait, conservé chez l’être humain, presque entièrement non adaptatif.

On peut aussi penser aux cas de ce qu’on appelle aujourd’hui l’exaptation, c’est-à-dire la récupération ultérieure pour une fonction d’un trait initialement sélectionné pour une autre fonction, complètement différente. On estime que c’est ce qui s’est passé, entre autres, pour les ailes des oiseaux, servant au départ à la thermorégulation chez les dinosaures, qui auraient par la suite trouvé une utilité pour une forme de vol plané avant d’être converties en organe servant à voler. Ici, l’explication sélective évidente (les ailes seraient apparues pour permettre de voler) se révèle fausse.

RÉFLEXION 2 : tester l’orthogénèse, concevoir des expériences

Imaginez qu’on vous ait demandé en 1898 d’évaluer la théorie d’Eimer. À quelles expériences ou observations pourriez-vous penser pour tester certaines de ses affirmations ? (Imaginez que vous ayez accès au registre entier des fossiles et la possibilité de faire se reproduire n’importe quels organismes dans toutes les conditions imaginables.)

Si Eimer a raison de dire que l’évolution se trouve parfois enfermée dans des schémas fixés, ce processus devrait être testable expérimentalement. On pourrait par exemple rechercher un organisme présentant déjà une tendance linéaire dans son développement et voir si on parvient à le faire sortir de cette voie. Si l’orthogénèse « bloque » réellement l’évolution dans cette tendance, tous nos efforts pour faire dévier l’organisme devraient échouer. On pourrait aussi envisager de créer les conditions de l’orthogénèse et de voir si elle se produit chez un autre organisme, par exemple en isolant tous les organismes qui présentent les signes préliminaires d’une tendance linéaire quelconque pour voir si en les faisant se reproduire entre eux, on crée une population où la tendance se confirme.

RÉFLEXION 3 : créativité de la sélection

On dit souvent de la sélection naturelle qu’elle crée des adaptations. Si on veut comprendre l’objection d’Eimer, selon laquelle elle ne peut pas, nous devons d’abord réfléchir à ce que cela signifie. D’après vous, que veut-on dire par « création d’adaptations » ? Comment la sélection naturelle et la variation agissent-elles ensemble pour fabriquer de nouvelles caractéristiques des organismes ?

Même de nos jours, les théoricien·ne·s et philosophes de l’évolution peinent à expliquer en quel sens précisément la sélection naturelle « crée » des adaptations. Darwin était convaincu que c’était le cas. Il pensait qu’essentiellement, la sélection naturelle disposerait toujours d’assez de variations sur lesquelles agir, de sorte que toute adaptation ayant un avantage sélectif finirait par prédominer dans une population : de cette manière, la sélection « créerait » des adaptations.

Plusieurs scientifiques darwiniens après Darwin ont en revanche restreint le champ d’action de la sélection en disant qu’elle n’agissait qu’en éliminant les variations apparues qui seraient nuisibles aux organismes. Ceci signifie qu’une théorie de l’apparition des variations (que n’avait pas Darwin, comme on l’a déjà vu dans le deuxième cours) serait aussi importante, voire plus, que celle sur la sélection. Ce débat se poursuit, avec à l’heure actuelle deux camps en présence : celui de la créativité de la sélection contre celui de la créativité de la mutation.

RÉFLEXION 4 : à quoi servent les bois des cervidés, alternatives d’explication

Quelles utilisations un mégalocéros pouvait-il faire de ces bois géants ? Quelle autre origine de leur apparition voyez-vous, à part la sélection naturelle ? Comment feriez-vous la comparaison entre les diverses explications auxquelles vous avez pensé ?

Le but est ici encore que les étudiant·e·s anticipent un peu sur le travail des scientifiques que nous verrons ensuite. Il s’agit d’encourager la réflexion sur la complexité potentielle des diverses explications sur les bois, le cas étant tout sauf trivial à expliquer. Les étudiant·e·s verront sans doute instinctivement les bois comme utiles pour attaquer ou se défendre mais alors, leur taille et leur poids font problème. D’autres explications sont présentées dans la suite.

RÉFLEXION 5 : sélection sexuelle, rôles masculin et féminin

On a critiqué la façon de penser de Darwin concernant la sélection sexuelle en l’accusant de n’être qu’un condensé des rôles sexuels du XIXe siècle, avec des mâles violents et agressifs qui se battent pour les femelles timides aux goûts difficiles. Est-ce une position raisonnable ou une transposition injustifiée de valeurs de société dans le domaine scientifique ? Serait-il possible d’avoir une théorie de la sélection sexuelle qui ne rencontre pas ces problèmes et si oui, comment ? Plus généralement, comment pouvons-nous veiller à ne pas simplement interpréter nos données scientifiques à la lumière de ce qui semble raisonnable ou acceptable dans notre société ?

Voilà un autre débat qui se poursuit jusqu’à nos jours. Darwin lui-même n’a proposé que des exemples de sélection sexuelle qui se conformaient étroitement aux rôles assignés en fonction du sexe au dix-neuvième siècle. On pourrait très bien imaginer des exemples ne s’y conformant pas, comme des cas où les mâles ont été sélectionnés pour des capacités, présentes chez eux, corrélables avec le fait d’élever les petits, mais ce type d’exemple a de fait rarement été présenté. Des biologistes de l’évolution ont donc appelé à cesser complètement d’utiliser des théories de sélection sexuelle, disant que celles-ci étaient tout simplement trop ancrées dans des conceptions discriminatoires liées au sexe pour être scientifiquement utiles.

Plus généralement, il est bon de nous pencher sur les relations qu’entretiennent nos théories scientifiques et nos valeurs socio-culturelles. Les théories scientifiques étant élaborées par des êtres humains vivant à une époque donnée dans une culture donnée, il n’est pas raisonnable d’exiger qu’elles soient entièrement déconnectées des valeurs qui les ont produites. Néanmoins, nous ferions bien d’examiner de près ces liens avec nos valeurs, pour chercher à comprendre comment ils peuvent biaiser notre interprétation des données ou les connaissances scientifiques que nous produisons.

RÉFLEXION 6 : analyse critique de la corrélation de croissance

Voyez-vous des problèmes avec cette explication ? Si vous étiez l’adversaire de Darwin, comment critiqueriez-vous cet argument ?

Bien que l’explication des bois du mégalocéros en termes de corrélation de croissance ne soit pas automatiquement problématique, un adversaire déterminé du dix-neuvième siècle aurait eu de multiples raisons lui permettant d’objecter. En voici quelques-unes.

On peut dire que citer la « corrélation de croissance » n’est rien d’autre qu’une description du phénomène considéré, pas une explication. Sans compréhension, même partielle, de la raison d’une corrélation entre la croissance de ces parties du corps, nous n’avons pas plus d’éclairage sur le phénomène qu’au début. Une explication par la corrélation exige aussi que nous retracions les mécanismes du processus sélectif en action ici. Or cette explication corrélative prend pour seule base la vraisemblance d’une pression sélective en faveur d’un animal plus gros. Si cette dernière ne nous convainc pas, la première n’a aucune chance de tenir.

Pour résumer, les opposants à Darwin auraient eu des raisons légitimes d’exiger qu’il offre une description plus détaillée du processus qui a conduit à l’augmentation de la taille des bois. L’explication du phénomène en question était loin d’aller de soi.

RÉFLEXION 7 : niveaux de preuve

Quelle quantité de preuves, et de quels types, faut-il avoir pour étayer une théorie scientifique ? L’orthogénèse d’Eimer comme la corrélation de croissance de Darwin font appel à des processus que nous ne comprenons pas entièrement et les deux positions pensent disposer d’éléments empiriques confirmant ces processus. Comment argumenter en faveur de la corrélation de croissance ou de l’orthogénèse sans autres données que les effets du processus ?

On retrouve, au fil de toute cette étude, la question du niveau d’exigence sur les preuves, ne serait-ce que parce que les scientifiques disposaient de peu d’éléments probants pour trancher ces désaccords sur les débuts de la théorie de l’évolution. Comme nous l’avons vu rapidement au point précédent, l’orthogénèse et la corrélation de croissance font appel toutes les deux à un processus dont nous ne comprenons pas entièrement les détails. Les deux théories avancent qu’elles sont capables de trouver dans la nature des exemples du processus et qu’elles savent décrire schématiquement comment il pourrait peut-être fonctionner. Pour la corrélation de croissance, cette description s’appuie sur des facteurs en jeu pendant le développement d’un organisme, pour l’orthogénèse, sur la génération de variations.

Les arguments en faveur de l’un ou l’autre processus seront nécessairement assez nuancés. Les adeptes de la corrélation de croissance de Darwin pourront souligner qu’on peut constater des anomalies physiques dans le développement qui produisent par la suite des problèmes corrélés dans d’autres organes. On pourrait faire des expériences sur les embryons pour déterminer comment la corrélation fonctionnerait effectivement dans des cas précis. Les partisans de l’orthogénèse, eux, pourraient faire remarquer que leur explication est plus simple que celle par la corrélation de croissance car elle pose un seul processus pour expliquer tous les cas de traits non adaptatifs, tandis que la corrélation de croissance doit être redéployée en détail pour chaque cas où on suppute qu’elle est à l’œuvre.

RÉFLEXION 8 : simplicité

On entend souvent des références à la simplicité d’une hypothèse scientifique, aussi appelée « principe du rasoir d’Occam », d’après le philosophe médiéval Guillaume d’Occam (ou William of Ockham) (1285-1347). Les hypothèses scientifiques plus simples sont ainsi considérées comme de meilleurs reflets du monde. Est-ce d’après vous un bon principe de raisonnement scientifique ? À quels problèmes peut-il conduire et comment les éviter ?

Si l’invocation de la simplicité est plutôt rare dans les sciences de la vie, elle est très répandue dans les sciences physiques où, par exemple, on considère que la relativité générale a plus de chances d’être vraie à cause de la simplicité de son explication des phénomènes gravitationnels. On parle ici d’un type similaire de simplicité : s’il n’y a pas besoin d’ajouter un nouveau type de cause à notre conception de l’évolution pour réussir à comprendre pourquoi un phénomène donné se produit, alors nous devons éviter l’ajout.

Tout le monde n’est pas d’accord pour dire que c’est là une bonne façon de raisonner à propos des théories scientifiques. Il est vrai que les théories plus simples sont plus utiles pour nous car elles facilitent notre compréhension et leur application à des cas particuliers. Mais il n’y a pas non plus de raison nécessaire de penser que le monde est simple. Quand une affirmation sur un point de connaissance s’appuie sur plusieurs axes théoriques qui contribuent chacun à lui donner une justification autonome, cette affirmation pourrait bien être plus fondée que celles qui ne découlent que d’une seule théorie, aussi simple et élégante qu’elle en ait l’air.

RÉFLEXION 9 : alternatives d’explication

Gould envisage implicitement les trois possibilités suivantes pour expliquer ce changement évolutif. Tout d’abord, il se pourrait que les bois aient évolué indépendamment de la taille de l’animal, c’est-à-dire que bois et taille de l’animal ne soient en fait pas corrélés du tout. Mais s’ils le sont, il y a deux autres explications possibles. Si taille de l’animal et taille des bois augmentaient toutes deux, il se pourrait que la sélection naturelle ait été responsable dans les deux cas. Ou bien, dernière possibilité, il se pourrait que la sélection naturelle soit uniquement responsable de l’augmentation de la taille de l’animal et que celle de la taille des bois soit entièrement « accidentelle ».

Quel type de données collecteriez-vous pour pouvoir trancher entre ces trois hypothèses ? Comment sauriez-vous que vous en avez prouvé une et réfuté les autres ?

La structure logique de l’argument de Gould est un peu complexe, il est donc utile de la décomposer pour les étudiant·e·s. Il relève que nous n’avions de toute manière pas de données confirmant une corrélation entre taille de l’animal et taille des bois : toute cette question d’allométrie pourrait être sans objet depuis le début si cette corrélation ne se confirmait pas.

Si elle se confirme, il reste que nous n’avons pas établi ce qui est modifié par la sélection naturelle. Il se peut que celle-ci n’augmente que la taille de l’animal. Dans ce cas, l’explication de l’augmentation de taille des bois serait vraiment la corrélation de croissance : les bois auraient grossi par effet secondaire de l’augmentation de la taille générale de l’organisme. Mais pour pouvoir dire ça, nous devons exclure une troisième possibilité, que ni Darwin ni Eimer n’ont jamais vraiment envisagée, celle où la sélection naturelle serait responsable à la fois de l’augmentation de la taille de l’animal et de celle des bois.

Pour tester ces hypothèses, il faudrait au minimum collecter les données sur la corrélation entre taille des bois et taille de l’animal sur autant de spécimens fossiles que possible. Si la corrélation était établie, il faudrait alors passer à l’évaluation de différentes hypothèses sur la sélection et pourquoi un animal plus gros, des bois plus gros ou les deux seraient encouragés par la sélection naturelle. Les données requises dans chacun de ces cas différeraient selon l’hypothèse à tester. Une explication de sélection sexuelle, par exemple, est extrêmement difficile à tester avec des fossiles : comment savoir si la femelle mégalocéros était attirée par les bois de grande taille ? On pourrait tester la corrélation de croissance en observant le développement des bois chez les spécimens juvéniles, si on en a à disposition, ou en comparant les spécimens fossiles à la croissance et au développement des cervidés actuels.

RÉFLEXION 10 : théorie scientifique et politiques publiques

D’après vous, la théorie scientifique a-t-elle une importance pour déterminer les politiques sociales ou gouvernementales ? Autrement dit, quels types de découvertes scientifiques pourraient être importants pour la façon dont nous organisons la vie au sein de la société ? Quel usage abusif pourrait-on faire de la science quand celle-ci entre sur le terrain politique ? Quelles sont les responsabilités des scientifiques qui pensent que leur travail pourrait être détourné de cette manière ?

Les relations entre la réalité de la théorie de l’évolution de Darwin et le darwinisme social mériteraient plusieurs volumes d’explication tant elles sont complexes. Plutôt que de se concentrer sur cet aspect, ce point élargit la réflexion aux conséquences plus générales de l’utilisation de la science comme base des politiques publiques et à la responsabilité morale que cela peut impliquer pour les scientifiques.

On entend encore, bien que ce point de vue soit de plus en plus rare, que les scientifiques n’ont en fait aucune responsabilité de ce type. Le savoir scientifique serait moralement neutre et les usages qui en sont faits seraient de la responsabilité des politiques. C’est toutefois un argumentaire douteux. Il n’y a pas de raison évidente pour que les scientifiques, contrairement à tous les autres membres de la société, n’assument pas de responsabilité morale pour les résultats de leur travail.

De cas aussi inoffensifs en apparence que la recherche sociologique ou démographique (ex. prédictions « algorithmiques » de criminalité qui se révèlent n’être que des prédictions d’appartenance raciale) jusqu’à des extrêmes comme la fabrication d’armes nucléaires, le simple fait que certaines connaissances soient produites modifie le paysage moral et politique de plusieurs manières, sur lesquelles les scientifiques ont la responsabilité de s’interroger au moment de s’engager dans leurs recherches. (Bien que ce soit un peu éloigné du sujet de cette discussion, c’est également tout à fait évident dans la recherche sur le changement climatique).

Réagir de façon appropriée à ces responsabilités est cependant plus complexe. De la même manière que personne dans la vie n’est libéré de toute responsabilité pour ses actions, personne n’est non plus tenu pour responsable de toutes les conséquences, immédiates ou lointaines, de ses actes. Souvent, ces conséquences impliquent des types de décisions politiques ou de société qui ne devraient sans doute pas être prises par une seule personne : elles requièrent des délibérations publiques et démocratiques comme les scientifiques en ont rarement l’habitude. Les modalités d’une mobilisation du public et des décideurs politiques dans ce type de débats sont un des plus gros défis auxquels la science est confrontée au vingt-et-unième siècle.

RÉFLEXION : questions sur la nature des sciences

Réfléchir explicitement à ces sujets vise notamment à aider les étudiant·e·s à passer en revue les informations que nous venons de voir. Mais les études montrent aussi que, faute de se pencher explicitement sur les implications de leurs apprentissages pour les problématiques de nature des sciences, souvent les étudiant·e·s ne font pas le lien. Il est donc crucial que le cours se conclue par un temps de réflexion détaillée sur ce point. Les thèmes de nature des sciences suivants sont proposés avec les points réflexion correspondants :

5. W.F.R. Weldon, gènes et traits

RÉFLEXION 1 : Mendel et son contexte

Que connaissez-vous déjà sur Mendel et ses travaux ? Comment était-il présenté dans votre manuel ?

Il est presque sûr que certains manuels connus de vos étudiant·e·s auront ressorti un chapitre remâché sur l’histoire de l’évolution disant que Darwin a initialement décrit la sélection naturelle puis que les expériences de Mendel ont ajouté à la théorie de Darwin l’information nécessaire pour aboutir à la génétique d’aujourd’hui. Développer ce niveau de connaissances génériques des étudiant·e·s est important pour placer dans son contexte le reste des réflexions de ce cours.

RÉFLEXION 2 : la génétique sans l’ADN

Il est important de ne pas oublier que, quand le travail de Mendel a été publié initialement et évalué, on n’avait pas encore découvert les bases de la biologie et la biochimie cellulaires ou l’ADN. Quels types de données peut-on rassembler dans ce cas et comment peut-on les utiliser pour constituer une théorie scientifique ? Quelles seraient les limites du type de théories productibles avec cette méthode ?

Il est important aussi, pour corriger les présomptions des étudiant·e·s concernant les sciences de la fin du dix-neuvième siècle, de consacrer du temps à imaginer à quoi ressemblerait l’investigation génétique sans connaissance de la nature biochimique fondamentale de l’ADN. À partir des années 1890, il était clair que les traits héréditaires cellulaires avaient un support physique et il devenait de plus en plus probable que ce support physique était lié aux chromosomes d’une manière ou d’une autre. Cependant, l’intégralité des cinquante premières années de recherche en génétique s’est déroulée sans aucune connaissance sur les acides nucléiques et surtout sans notion de la métaphore d’un morceau d’ADN « codant pour » la synthèse de protéines.

Comprendre ces processus d’hérédité exigeait donc à l’époque de tirer des conclusions exclusivement à partir des données phénotypiques, en se limitant à compter combien d’organismes présentaient un trait donné dans une génération donnée et combien présentaient le même à la génération suivante. Ce décompte peut être fait à l’échelle d’une population (et produire des distributions de fréquence des traits comme on verra Weldon le faire plus tard) ou par le suivi de la descendance de parents particuliers (comme Mendel le fit avec ses pois). L’une et l’autre approches ont des contraintes spécifiques et ne peuvent étayer que certains types de conclusions théoriques.

RÉFLEXION 3 : les mathématiques en biologie

Darwin a introduit l’intégralité de sa théorie de l’évolution essentiellement sans aucun recours aux mathématiques. Pourquoi, selon vous, l’introduction en biologie de méthodes mathématiques était-elle bienvenue dans la pratique de la discipline aux yeux d’une partie des biologistes mais vue par d’autres comme une complexité inutile et une mauvaise idée ?

Les méthodes mathématiques sont souvent à double tranchant : d’un côté, elles peuvent offrir significativement plus de précision et de clarté dans des domaines où c’est vraiment bienvenu. Penser en termes statistiques le changement dans les populations engagées dans un processus évolutif a été une avancée énorme qui a permis des développements importants dans la génétique moderne.

D’un autre côté, cette clarté a un coût : elle limite l’accès à la discipline et ajoute de la complexité. Les sciences de la vie attirent précisément parce que beaucoup d’étudiant·e·s se croient « mauvais·e·s en maths » (que ce soit vrai ou pas). Il en était de même au dix-neuvième siècle. D’ailleurs, un certain nombre de biologistes dont, depuis des dizaines d’années, le métier était l’étude qualitative (par exemple des caractéristiques morphologiques des organismes) ne voyaient pas l’utilité de se former à des compétences radicalement différentes et à des outils mathématiques récents pour théoriser sur l’évolution.

RÉFLEXION 4 : objectivité, persuasion

Faire insérer cette photographie en couleur à son article scientifique était à la fois difficile et coûteux à l’époque. Il est donc clair que Weldon cherchait à persuader son lectorat d’une façon spécifique. En quoi une photo pouvait être plus persuasive qu’une simple description ? Qu’est-ce que Weldon cherchait à montrer à propos de lui-même ou de son protocole scientifique en incluant cette image ?

C’est précisément à la fin du dix-neuvième siècle qu’un concept renouvelé « d’objectivité » a pris l’ascendant en science, comme l’ont avancé les historien·ne·s des sciences Lorraine Daston et Peter Galison. Si on pouvait photographier les phénomènes scientifiques, il serait alors possible d’écarter complètement l’observateur·rice de la production de connaissances : selon une opinion de plus en plus répandue, cette forme d’autodiscipline devait mener à une construction de la science plus fidèle à la vérité de la nature.

Weldon était donc à la pointe des techniques de persuasion scientifique quand il essayait de montrer à son lectorat qu’il n’avait pas truqué les données ni choisi uniquement celles qui lui convenaient. (Il offrit également d’envoyer gratuitement à quiconque les demanderait des collections de ces pois, jusqu’à épuisement de ses stocks.) Si les étudiant·e·s pensent que sa motivation venait en partie du fait qu’il s’attendait à des critiques, c’est tout à fait le cas. Le cours manque de place pour entrer dans le détail mais Weldon s’était trouvé entraîné dans une violente polémique sur la bonne façon d’intégrer des résultats comme ceux de Mendel dans la théorie de l’évolution.

RÉFLEXION 5 : données variables, incertitude

Si les données sont ici aussi incertaines et variables que Weldon le dit, nous sommes face à un défi intéressant. Comment faire de la science, malgré ces problèmes dans nos données ? Comment éviter d’interpréter les données dont nous disposons selon nos convictions antérieures (biais de confirmation) ? Quels types de techniques pourraient nous aider à résoudre ce problème ?

Il y a plusieurs manières de réagir aux données livrées par ces pois, si on admet pour l’instant que Weldon les a interprétées correctement. On peut être amené à rechercher une meilleure classification car peut-être ces pois sont-ils en fait de plusieurs types différents rassemblés dans un même groupe, bien que Weldon les ait achetés à des fournisseurs agricoles qui ont promis, juré qu’ils étaient tous de la même « variété ». Peut-être ont-ils poussé dans des conditions différentes, faisant qu’on pourrait améliorer la qualité des données si on améliorait la technique expérimentale.

Ces approches supposent toutes qu’on peut éliminer l’incertitude si on s’y applique avec suffisamment d’efforts. Si en fait ce n’est pas le cas, nous avons alors un autre type de problème. Les méthodes d’analyse des données (en particulier les utilisations modernes des statistiques, pas disponibles à l’époque) pourraient être utiles mais on courrait en permanence le risque de réinterpréter ses données selon ce qu’on espérait y trouver. Bien qu’on manque de temps dans ce cours pour traiter cet aspect, certains éléments indiquent que Mendel lui-même pourrait avoir falsifié — ou, en tout cas, interprété avec beaucoup d’indulgence — certaines de ses données. Le célèbre généticien Ronald Fisher dira plus tard que la correspondance entre les données de Mendel et les proportions ¾-¼ pour les descendants des hybrides était, statistiquement parlant, trop belle pour être vraie.

RÉFLEXION 6 : réversion, alternatives d’explication

Quels types d’explications possibles voyez-vous à ce phénomène ?

Il existe de nombreuses façons de considérer les réversions. Pour Darwin et un certain nombre de ses successeurs immédiats dans le milieu de la biologie évolutive, la réversion signifiait nécessairement que des éléments héréditaires particuliers avaient été conservés sur une longue période, des ancêtres aux descendants : les facteurs qui donnent à un pigeon son aspect de pigeon des villes avaient toujours été là chez les pigeons de concours, pendant toutes ces générations intermédiaires, mais « désactivés » d’une manière ou d’une autre.

Certains ont avancé que les données documentant ces cas de réversion étaient en fait de mauvaise qualité : comment être sûr qu’il n’y avait pas eu de croisement inopiné entre un oiseau sauvage et les pigeons d’élevage ? Et avec l’établissement de la génétique dans ses débuts, l’idée se répandit que peut-être les réversions étaient signes d’hybridation, non pas sur un ou deux caractères comme dans les pois de Mendel mais sur des dizaines qui, coïncidence, se réaligneraient tous précisément selon un profil semblable à celui d’un pigeon sauvage.

RÉFLEXION 7 : caractères continus et discontinus

Si votre conviction était que la plupart des caractères sont effectivement transmis comme ceux des pois de Mendel, quel autre type d’explication pourriez-vous donner pour les caractères comme la taille, qui semblent être distribués de façon très différente ? Quels types de preuves faudrait-il pour trancher entre l’explication de Weldon et la vôtre ?

Telle qu’on la présente normalement, la vision de Mendel sur la transmission des caractères ne pourrait s’appliquer qu’aux caractères discontinus comme la couleur des pois ou celles des yeux chez l’être humain. Comment, dans ce cas, la transmission d’allèles individuels peut-elle conduire à des caractères continus comme la taille ?

Le problème a souvent été ignoré à la première élaboration de la théorie de Mendel aux débuts de la génétique. On considérait alors qu’une meilleure compréhension de la transmission de la taille amènerait sans doute la découverte qu’il ne s’agissait pas en fait d’une variable continue mais que sa transmission était effectivement assurée par des allèles d’un petit nombre de gènes. Cette conception a cependant été rapidement abandonnée car cette nouvelle interprétation ne s’est jamais confirmée.

Une avancée théorique importante pour les débuts de la discipline s’est produite quand les scientifiques ont réalisé que des caractères binaires nombreux pouvaient produire un très grand nombre de valeurs possibles du résultat. Ainsi des caractères mendéliens « traditionnels » nombreux pouvaient produire l’apparence d’une variation continue. Si on imagine que la taille est contrôlée par douze gènes à deux allèles chacun, cela nous donne \(2^{12} = 4096\) résultats possibles pour la taille, ce qui est pratiquement indistinguable d’une variation continue avec une erreur faible. On trouva rapidement des exemples de caractères de ce type dans un certain nombre de plantes.

RÉFLEXION 8 : réalisme scientifique

Un des enjeux dans la réponse de Weldon concerne la fonction des théories scientifiques. Qu’est-ce qui nous pousse à les élaborer ? Est-ce que nous voulons seulement les utiliser pour faire des prédictions sur le monde qui nous entoure ou les théories scientifiques sont-elles censées nous dire de quoi le monde est fait et comment ses éléments se combinent ? Pensez-vous qu’une de ces possibilités nous donne une « meilleure » science ? Laquelle ?

Ce point touche à un problème classique en philosophie des sciences, celui du débat sur le réalisme scientifique. Selon la vision traditionnelle, réaliste, le but de la science est de créer des théories exactement vraies sur le monde. Cette vision reconnaît que nous n’atteindrons pas ce but (car nous savons que nos théories actuelles sont probablement fausses, même si elles sont meilleures que toutes celles qui les ont précédées) mais elle pose que du moins nous progresserons continûment dans notre approximation de la vérité. Par exemple, quand la science nous dit que les atomes sont constitués d’électrons, de protons et de neutrons, nous devons prendre cette affirmation au sérieux, même si nous ne pouvons « voir » ces particules qu’à l’aide de machines qui font elles-mêmes partie essentielle de la même théorie scientifique.

Les anti-réalistes, quant à eux, disent que la science sert en réalité à faire des prédictions et à exercer un contrôle sur le monde qui nous entoure : nous voulons pouvoir construire des avions et fabriquer des téléphones portables et la science est utile pour autant qu’elle nous y aide. Quand la science dit « les électrons existent vraiment », ce n’est pas grave d’agir comme si c’était vrai mais nous n’avons aucune raison de le croire vraiment car ce n’est pas la fonction de la science. Si ces particules n’étaient pas là en réalité, nous pourrions quand même utiliser la théorie comme si elles existaient, ça ne changerait rien.

Weldon s’oppose ici aux mendéliens dans une posture réaliste : selon lui, même si les proportions bien nettes 3 pour 1 de Mendel peuvent être utiles pour faire certaines prédictions ou exercer un certain contrôle (par exemple si nous voulons cultiver des pois) et si, par là, elles répondent à une exigence minimale du point de vue anti-réaliste, elles ne nous disent pas réellement ce qui se passe sous la surface des choses ni n’offrent une explication, au sens réaliste, de la manière dont les traits sont effectivement transmis.

RÉFLEXION 9 : le « gène de ... » dans les médias

Avez-vous déjà personnellement vu des exemples de ce type dans les médias ? Par exemple, disons que quelqu’un déclare avoir découvert « le gène de l’obésité ». Comment approcheriez-vous l’évaluation critique de ce type d’allégation ? De quelles preuves complémentaires aurait-on d’après vous besoin pour savoir si c’est vrai ?

Les étudiant·e·s sauront sans doute proposer plusieurs exemples tirés de leur propre expérience de ce type de formulations dans les médias voire même dans leurs manuels : l’expression « gène de » est malheureusement omniprésente. Pour faire l’évaluation critique de ces affirmations, il faut avant tout obtenir d’autres types de données. Les gènes peuvent n’être activés que dans certains environnements et les données les concernant peuvent avoir été collectées par hasard dans un environnement unique. C’est particulièrement problématique pour le cas des êtres humains qui vivent souvent dans des environnements extrêmement divers à certains égards et extrêmement uniformes sous d’autres aspects.

En outre, ce type d’affirmation n’est souvent étayé que par une corrélation statistique, sans aucune information sur la manière dont le gène identifié pourrait être effectivement responsable de l’effet supposé. Des études moléculaires complémentaires pourraient par exemple nous aider à comprendre s’il s’agit d’une authentique corrélation, au sens de la compréhension de la nature de la contribution de l’effet du gène sur le caractère considéré.

RÉFLEXION 10 : gènes et environnement

Imaginez que nous soyons face à deux explications concurrentes du même phénomène, une explication génétique et une environnementale. Comment différencier entre elles ? Qu’est-ce que vous voudriez savoir pour pouvoir choisir ?

Les réponses à cette question sont liées à celles du point précédent, bien que l’objectif ici soit plutôt de pousser les étudiant·e·s à envisager comment il·elle·s approcheraient la collecte de preuves à la fois sur les causes génétiques et sur les causes environnementales d’un caractère donné, si on pensait que les deux types de causes étaient présents. Pour les causes environnementales, il faudrait chercher des corrélations entre environnements et cas individuels puis tenter de comprendre comment ces influences de l’environnement pourraient avoir conduit au développement du caractère considéré. Voir le point précédent pour plus de détails pour le cas des causes génétiques.

RÉFLEXION : questions sur la nature des sciences

Réfléchir explicitement à ces sujets vise notamment à aider les étudiant·e·s à passer en revue les informations que nous venons de voir. Mais les études montrent aussi que, faute de se pencher explicitement sur les implications de leurs apprentissages pour les problématiques de nature des sciences, souvent les étudiant·e·s ne font pas le lien. Il est donc crucial que le cours se conclue par un temps de réflexion détaillée sur ce point. Les thèmes de nature des sciences suivants sont proposés avec les points réflexion correspondants :

Remerciements

Un grand merci à John S. Wilkins pour son aide dans la vérification factuelle des passages historiques de ces cours. Je dois une bonne partie de la structure du cours 5 à l’approche de Greg Radick sur la relation Weldon-Mendel, même si je ne m’imagine pas qu’il soit d’accord avec l’intégralité de ma présentation. Certaines parties de ces contenus remontent à des discussions que j’ai eues sur ces questions avec mes collègues et amis Greg Macklem et Erik Peterson, issues de notre travail pour une présentation au congrès de 2017 de la National Science Teaching Association à la Nouvelle-Orléans. Enfin, mes années d’enseignement au programme GeauxTeach de la faculté de science de l’université d’État de Louisiane ont influé sur une partie de mes opinions concernant ces questions.

Ces ressources ont été rédigées en partie grâce au financement de l’US National Science Foundation, dans le cadre de la convention de subvention HPS Scholars Award no 1826784.

La traduction française a été financée par le Fonds de la recherche scientifique — FNRS, subvention no F.4526.19, et le programme « Université numérique » de l’Université catholique de Louvain.